Cette année, notre plus grand dramaturge français souffle ses 400 bougies. Après tout, ne parle-t-on pas de la langue de Molière ? Toutes les salles de classe ont entendu et ré-entendu son nom et ceux de ses plus grands personnages. Citons sans distinction Harpagon, Tartuffe, Scapin, Agnès, dont les répliques sont devenues célèbres, et qui ont fait entrer leur auteur dans l’histoire (à défaut du Panthéon).

Molière, auteur de comédies, s’est donc hissé au rang de premier écrivain français, au point de devenir l’étendard de notre langue, par son génie de la réplique juste et des situations. C’est oublier un peu vite que ces fameuses répliques sont régulièrement attribuées à un autre dramaturge, resté dans l’ombre de son collègue. Au risque de troubler un peu la fête, nous allons nous pencher sur ces théories, leurs arguments et ceux qui défendent Molière.

Pierre Louÿs est le premier à oser écorner le nom qui est sur toutes les lèvres des professeurs des écoles : en 1919, il avance très sérieusement que Molière n’est pas l’auteur de ses pièces. Du moins, pas entièrement. Grâce à une étude de texte précise, il met en avant les ressemblances avec un autre auteur de l’époque : Corneille. Rien de moins que l’auteur du Cid, le plus grand succès théâtral de son époque, aurait prêté son inspiration, notamment pour Amphitryon. Il est vrai que certaines répliques se ressemblent étrangement… Molière était comédien lui-même, et a appris en long, en large et en travers les textes de son temps. Il pourrait être normal qu’il s’en soit inspiré, d’où quelques ressemblances.

Certains faits et coïncidences laissent cependant perplexe : comment Molière, qui était directeur de troupe et comédien, pouvait avoir le temps d’écrire ses pièces ? La pièce Psyché, demandée par le Roi pour l’une de ses fêtes, aurait été écrite en quinze jours. La rédaction de Don Juan aurait également été faite en un temps record pour sauver les finances de la troupe, après l’interdiction du Tartuffe (il fallait bien une pièce à jouer pour éviter la faillite). Difficile d’expliquer une telle rapidité, à part par le génie… et un peu d’aide. Une aide qu’il serait allé chercher à Rouen, là où Corneille, après plusieurs déceptions théâtrales, s’est réfugié. Molière a beau régulièrement faire du commerce de tissu (car il est également fils de tapissier et tapissier du Roi lui-même, en plus de ses deux emplois au théâtre !), cette escale rouennaise de six mois à deux rues de la maison de Pierre Corneille questionne encore aujourd’hui les spécialistes.

Cela reste toujours un peu léger pour décréter qu’un monument national a usurpé sa place : après tout, ce ne sont que des preuves indirectes. La théorie de Pierre Louÿs est donc rejetée par ses pairs à l’époque, comme un véritable blasphème. Elle ressurgit régulièrement au cours du XXème siècle, mais c’est au tournant des années 2000 qu’elle prend une nouvelle dimension, avec un argument offert par la technologie.

En 2003, le chercheur Dominique Labbé annonce avoir utilisé un outil statistique basé sur l’analyse lexicale et syntaxique dans le corpus Molière-Corneille. De façon plus intelligible, il a mesuré par voie numérique la fréquence où l’on trouvait la même tournure de phrase, le même mot voulant dire la même chose, dans les principales œuvres de Corneille et de Molière. Sa conclusion est que seize pièces de Molière ne seraient en fait pas de lui ! Un chiffre énorme qui fait bondir les spécialistes des deux dramaturges, dont Georges Forestier, historien de la littérature, professeur à la Sorbonne pour le théâtre du XVIIème siècle et plus grand spécialiste de Molière. Sa biographie de Molière, l’ouvrage de référence en la matière, lui a valu le prix de l’Académie française dans sa catégorie. Il est également le rédacteur des éditions de la Pléiade qui regroupe toutes les œuvres de Molière et de Corneille : il n’y a pas mieux placé que lui pour parler des deux auteurs.

Selon ses interventions, nombreuses en raison du quadricentenaire, la rapidité d’écriture de Molière tient avant tout au fait que les habitudes du théâtre n’étaient pas les mêmes qu’aujourd’hui : on ne jouait que trois jours par semaine, et dans l’après-midi, chacun devant être rentré chez soi avant la nuit tombée pour diminuer les risques de mauvaises rencontres. Molière avait donc tout son temps pour écrire, avec en plus des aides pour gérer l’intendance de la troupe. Les ressemblances des textes, si elles existent, n’atteignent pas le nombre des différences, et le fait que Molière a transcendé le genre de la comédie, qui était un genre très codifié et étriqué à l’époque.

Nous parlons effectivement de la période du théâtre dit “classique”. Le classicisme se caractérise principalement par un cahier des charges très strict à respecter dans l’écriture et l’interprétation, avec pour référence les tragédies et comédies de la Grèce Antique, d’où le fait que les déclamations tranchent fortement avec la langue de la vie courante.

Extrait de la représentation de la pièce Les Fâcheux par la troupe de théâtre Molière de la Sorbonne, avec costume et déclamation d’époque.

Molière arrive cependant à s’affranchir de beaucoup de ces codes. Ce serait la principale raison pour laquelle il est resté dans les mémoires, plutôt que Corneille ou Racine, qui s’inscrivent entièrement dans le registre classique, et n’ont pas questionné les mœurs de leur temps comme il l’a fait avec le Malade Imaginaire ou Tartuffe.

Que nous fêtions son anniversaire quatre cent ans après tient à cette légende autour de cet auteur, une légende si ancrée que la remettre en cause vous met, comme Pierre Louÿs, qu’il ait raison ou pas, au banc de la société littéraire. Molière y a participé lui-même, en arrivant à se maintenir proche des puissants tout en critiquant les institutions, mais surtout en mourant. Qui n’a jamais entendu parler du fait que Molière, plus grand comédien de son temps, est mort sur scène ? Que le vert est banni du théâtre et de la garde robe des comédiens, car il en portait le jour de sa mort ?

Cette légende est pourtant fausse, pour la partie de jouer jusqu’au bout son spectacle du moins. Molière est mort dans son lit, le soir, bien après avoir quitté la scène après une ultime représentation. Mais qu’importe ? Il reste l’étendard du théâtre et de la littérature, et les polémiques autour de ces pièces continuent à les faire connaître et apprécier du public.

De nombreuses représentations sont programmées cette année dans de nombreux théâtres. C’est l’occasion pour les petits et grands amateurs de se replonger dans l'œuvre de Molière, grâce au travail de la Comédie Française et de bien d’autres troupes, dont c'est un peu aussi l’anniversaire.

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Les représentations à venir de la Comédie Française